CHAPITRE III

 

—      Nous sommes à huit rayons planétaires de distance de notre point de départ, annonça Théodore. Je passe en orbite stationnaire et j’attends les instructions.

Jorge se retourna vers Shô qui s’était assise près de lui devant les répétiteurs de navigation et contemplait les écrans avec un visible intérêt.

—      A toi, maintenant, jeune femme. Donne-nous les coordonnées de l’endroit où nous devons nous rendre.

—      Les coordonnées? Que veux-tu dire exactement par ce mot?

—      Les chiffres qui permettent de déterminer la position de notre but dans l’espace, voyons! Longitude et latitude ou bien ascension droite et déclinaison, comme tu voudras, pourvu que tu y ajoutes la distance à partir de T IV ou de tout autre origine de référence, Théodore se chargera des calculs et de la correction relativiste correspondante si tu ne la connais pas. Tu comprends, nous ne pouvons pas naviguer par approximations successives, nous devons programmer la route avant de plonger dans le continuum hyperdimensionnel. Après il sera impossible de modifier quoi que ce soit jusqu’à l’émergence. Il était bien convenu que tu nous donnerais ces éléments dès que nous aurions quitté la planète, non?

—      C’est vrai que ton vaisseau est capable de naviguer dans un autre espace... Mais je n’ai jamais promis de donner des chiffres que je ne connais pas et que je n’ai aucun moyen de connaître, seulement de te guider jusqu’au lieu intermédiaire. Pour ça, nous n’avons pas besoin de ces coordonnées que tu me réclames parce que nous ne quitterons pas l’univers réel. La nef qui m’avait amenée sur T IV n’en était pas sortie non plus, elle aurait du reste été incapable de le faire.

—      Tu voudrais dire que tu es venue d’un autre système stellaire sans dépasser la vitesse de la lumière? Mais ton voyage aurait duré des années!

—      Nous utilisons la poussée gammique qui permet de grandes accélérations. Toutefois le trajet n’a duré que soixante de tes heures avec une vélocité maximum de mille kilomètres/seconde à G 2. Je suis sûre que ton vaisseau peut aller beaucoup plus vite et que nous ne tarderons pas à arriver.

—      Mais, intervint Ava, soixante heures à mille kilomètres/seconde, ça ne fait jamais que...

—      Deux cent seize millions de kilomètres, émit instantanément le maître-ordinateur. Le but se trouve à l'intérieur du système local.

—      C’est bien cela, approuva Shô. Nous devons commencer par rejoindre une ceinture d’astéroïdes qui tourne autour du même soleil que votre station-frontière.

—      Si près de nous? Mais ces astéroïdes ne sont que des blocs de roche et de métal sans atmosphère et complètement inhabitables! Tu prétends que c’est sur l’un d’entre eux qu’on nous attend?

—      C’est à peu près ça. Je sais qu’ils doivent être très nombreux éparpillés sur leur orbite, mais quand nous serons suffisamment près, tu pourras capter une émission de guidage sur laquelle on nous donnera des instructions complémentaires.

—      Puis-je me permettre d’exprimer une hypothèse? fit le maître-ordinateur. L’astéroïde en question serait une station automatique de relais à partir de laquelle les véritables coordonnées nous seront fournies. La raison de cette complication serait alors la préservation du secret de notre destination. Dans ce cas, mademoiselle Shô ignorerait réellement les chiffres que vous lui avez demandés et il n’y aurait donc eu aucun risque que des concurrents animés de mauvaises intentions les lui extorquent par la persuasion ou la violence.

—      Très astucieux, admit Jorge. Il ne nous reste donc plus qu’à connaître cette fréquence sur laquelle nous prendrons ce premier contact. Mais les unités employées ne seront pas forcément les mêmes...

—      J’ai apporté un diapason-étalon, fit la jeune femme en exhibant un minuscule boîtier. Quand j’appuie sur ce bouton, le petit émetteur qui est là-dedans rayonne exactement sur la longueur d’onde fixée.

—      Tout a été prévu! Tu captes l’émission, Théodore?

—      Attendez que je termine le balayage... Ça y est. Six mille huit cent cinquante kilocycles. Paré.

—      Hé bien, cap sur la ceinture des astéroïdes en propulsion normospatiale. Dans combien de temps y serons-nous?

—      Nous atteindrons le groupement central dans sept heures, ensuite cela dépendra de la position de l’objectif par rapport à ce groupement. Dans le cas le plus défavorable, celui où je serais obligé de parcourir une demi-orbite, l’estimation serait doublée. Mais d’après la répartition des masses telle que la donne la carte, la probabilité moyenne se situe en deçà de neuf heures.

—      A toi de jouer, Théodore.

 

Les problèmes du moment réglés et l’Erika lancé dans sa course, Jorge et Wolan s’attendaient à ce qu’Ava manifeste à nouveau son intérêt pour l’obéissante Shô, mais la sensuelle Centaurienne sûre désormais que son camarade terrien ne réclamerait pas l’exclusivité, ne tenta plus de bousculer le rythme habituel de la vie à bord. Du reste, l’heure du déjeuner était arrivée, la ramenant à ses devoirs de maîtresse de maison et en outre, la curiosité l’emportait chez elle sur tout autre sentiment. Pendant tout le repas elle harcela Shô de questions sur sa race au sujet de laquelle il ne faisait plus de doute qu’elle se situât en dehors des limites de l’Expansion galactique de la Fédération. Toutefois la jeune étrangère ne fournissait que des réponses assez vagues et imprécises : elle reconnaissait qu’elle venait de très loin, qu’elle n’avait appris que très récemment cette lingua media qu’elle parlait pourtant à la perfection malgré un léger accent qui ne faisait que lui donner plus de charme et que son rôle avait été seulement celui d’un agent de liaison chargé de proposer un contact. Elle ignorait tout des techniques métallurgiques qui avaient permis la réalisation de la figurine d’osmium et là encore on voyait réapparaître la protection du secret; même la lecture de son cerveau, si Sandra avait décidé de recourir à ce moyen extrême, n’aurait pu révéler ce qu’elle ne savait pas. Elle fut un peu plus prolixe en ce qui concernait le milieu qui lui avait donné naissance, une race quasi parthénogénétique ou tout au moins où le sexe féminin prédominait très largement, comme elle l’avait souligné auparavant et dont l’organisation sociale se divisait en deux castes, une très réduite de dirigeants et une majoritaire de Serves placée sous l’entière dépendance de la première. C’était là le sens profond du cadeau qui avait été fait en sa personne à l'équipage de l’Erika. Ceux-ci étant en quelque sorte des représentants de la Fédération avaient de ce fait rang d’ambassadeurs, donc de nobles égaux à la caste supérieure et ce statut exigeait qu’ils possèdent au moins une esclave. On avait poussé la délicatesse jusqu’à la leur offrir sous la forme de l’une des plus jolies Serves heewigiennes — Heewig étant le nom de ce peuple lointain. Toutefois cet état de servage n’avait en réalité rien d’humiliant, il n’entraînait ni privation de liberté ni astreinte à l’obscurantisme. Shô avait fait de solides études universitaires et avait obtenu des diplômes de biologiste, discipline qui la rapprochait encore d’Ava.

—      Ne m’en veuillez pas si je fais encore montre de tant de réserves à notre sujet, c’est une condition qui m’a été imposée mais qui se terminera bientôt. Dans peu de temps vous saurez tout ce que vous devez et voulez savoir, rien ne vous sera caché puisqu’il faudra bien que vous connaissiez Heewig pour comprendre ce qu’elle attend...

***

Trouant l’espace einsteinien sous une accélération gravitique de près de cent mètres-seconde par seconde, l’Erika décrivait sa parabole de poursuite, déjà le maître-ordinateur avait annoncé qu’il passait en inversion de poussée pour revenir progressivement à la vélocité de manœuvre tandis que, à l’intérieur de la coque, la pesanteur artificielle demeurait imperturbablement constante, on aurait pu croire que la nef n’avait jamais cessé de reposer immobile sur la piste de l’astroport. Un écran cathodique s’illumina matérialisant le tracé de la courbe avec, dans l’angle supérieur, toute une série de petits points lumineux irrégulièrement dispersés. Centimètre par centimètre, la ligne orange se rapprochait inexorablement de cette poignée de spots scintillants autour desquels venaient d’apparaître les cercles concentriques des collimateurs.

—      Ce ne sera plus bien long, maintenant, estima Jorge. Nous venons de franchir la borne des trois cent mille derniers kilomètres. Si l’émetteur de guidage est en fonctionnement, nous ne devrions pas tarder à le capter.

Un quart d’heure s’écoula encore lentement puis la voix de Théodore résonna dans le carré.

—      Je l’ai. C’est un classique faisceau modulé sur trois plans. Je situe sans difficulté le point d’origine. Un tout petit astéroïde sur la bordure gauche du groupement, là où je centre le réticule. Je vous le passerai en vision télescopique extérieure dès que nous serons suffisamment rapprochés. Son diamètre apparent sera perceptible dans quelques minutes.

Effectivement, au bout du temps indiqué, un autre écran de plus grande dimension fut activé, révélant tout un secteur céleste clouté de constellations. Le réglage de contraste entra en action, effaçant la brillance des étoiles pour ne laisser subsister au milieu qu’un seul objet de forme irrégulière irradié par les rayons du soleil lointain.

—      Il est vraiment tout petit, constata Wolan. Quatre ou cinq kilomètres de diamètre moyen tout au plus, une simple poussière...

—      Ça suffit bien pour y accrocher un radiophare de cinquante kilos, générateurs compris, répondit Ava. Mais, d’après Shô, l’antenne doit aussi nous transmettre les indications nécessaires pour prendre le cap définitif.

—      C’est justement ce qu’elle est en train de faire, j’enregistre une voix que je qualifierais de féminine. Seulement, je ne comprends absolument rien, la correspondante s’exprime dans une langue non inscrite dans mes mémoires.

—      Faites-nous entendre cette émission, s’exclama Shô, je servirai d’interprète. Activez aussi un émetteur sur la même fréquence, que je puisse répondre.

Un haut-parleur s’anima avec un léger grésillement et une série de vocables très nets bien que totalement incompréhensibles en sortit. La jeune femme écouta attentivement, répondant de temps à autre par de brèves monosyllabes puis par une phrase plus longue à la suite de laquelle le silence revint.

—      Vous pouvez couper, dit la jeune Serve. On vous demande de vous approcher de l’astéroïde de façon à l’atteindre par sa face actuellement opposée au soleil et à vitesse nulle. Le faisceau achèvera de vous guider jusqu’au point exact de la surface.

—      Nous n’allons quand même pas nous y poser? fit Jorge.

—      Pas exactement. Mais faites ce que Rann’dji vous demande, je vous en prie. Je vous jure qu’il n’y a absolument aucun danger.

—      Rann’dji?

—      C’est notre reine. C’est elle qui vous attend. Elle est très belle, vous verrez...

—      De plus en plus passionnant, murmura Ava. Exécute-toi, Théodore, le plus vite possible, je meurs d’impatience.

L’image grandit rapidement sur l’écran : un énorme bloc irrégulier et déchiqueté dont la surface découpée d’ombres nettes étincelait sur le velours noir de l’espace puis, après s’être démesurément agrandie, défila obliquement pour se rétrécir et enfin s’effacer quand l’hypernef franchit le terminateur et entra sur la face obscure. L’écran était devenu complètement opaque lorsque l’ordinateur parla à nouveau.

—      Fin de course. Je suis à cent mètres au-dessus du caillou, exactement à la verticale de l’émetteur. Dois-je descendre encore?

—      Vous allez avoir la réponse tout de suite, assura Shô. Tenez, là, juste au milieu! Vous voyez?

Un large cercle de lumière dorée venait subitement de se dessiner au centre de la nuit, une découpure de clarté dans laquelle on discernait la fuyante perspective de parois lisses.

—      C’est un tunnel, poursuivait la jeune heewigienne ou un puits si vous préférez. Il a cinquante mètres de diamètre et s’enfonce de cinq cents mètres sans le moindre obstacle. J’espère que vous pouvez vous y engager et le parcourir?

—      C’est donc ça le point intermédiaire de rendez-vous! s’exclama Jorge. Une installation forée dans un astéroïde comme certaines de nos exploitations métallifères! Bien sûr que nous pouvons facilement y passer. Je suppose qu’il y a une seconde porte de sas à l’autre bout?

—      Oui, mais ne t’inquiète pas, ce ne sont que des panneaux destinés à maintenir l’atmosphère intérieure, pas des portes de prison. Tu peux y aller sans crainte.

—      Tu entends, Théodore?

La nef se remit en mouvement, s’engagea dans le cercle de lumière. Pendant de longues secondes le tunnel défila lentement puis le disque métallique de l’obturateur apparut, s’effaça en glissant latéralement pour se refermer derrière eux comme l’avait fait celui de la surface et enfin un troisième, le panneau de sécurité, s’ouvrit également. Tous les écrans de vision avaient été activés, montrant la totalité du spectacle pendant que le vaisseau pénétrait majestueusement dans un immense hangar souterrain et manœuvrait en pivotant sur lui-même pour se poser parallèlement à trois autres nefs qui étaient déjà là. Trois nefs de bronze de petit tonnage aux formes inaccoutumées.

—      C’est une de celles-ci qui t’a amenée sur T IV? interrogea le Terrien.

—      La première, là. Oh! elles sont beaucoup plus primitives que la tienne, tu verras. Nous pouvons sortir maintenant. Le second sas était de faible volume et la pression atmosphérique normale est déjà rétablie dans le hangar.

—      Un instant, intervint Ava. J’ai une question à poser à Théodore. As-tu envoyé un message à Sandra pour signaler notre position avant de t’engager dans le puits? Parce que je suppose que tu ne peux plus le faire, maintenant, la composition de cet astéroïde doit être à haute teneur de métal et constitue un écran à travers duquel les ondes même quadriques ne passeront plus.

—      Je n’ai envoyé aucun message. J’ai cru comprendre que nos hôtes désiraient préserver le secret sur le lieu du rendez-vous aussi bien que sur le reste, et je me suis donc abstenu de prendre une telle initiative.

—      Tu as très bien fait, approuva Jorge. Nous avons accepté les conditions de Shô et nous jouerons le jeu loyalement.

—      Merci d’avoir agi ainsi, sourit la jeune femme, mais en réalité le fait qu’on sache où nous nous trouvons présentement n’a pas grande importance maintenant.

—      Parce que si un autre vaisseau arrivait, la porte d’entrée ne s’ouvrirait pas devant lui et il ne soupçonnerait même pas qu’elle existe?

—      Pour ça et aussi pour autre chose. Mais de toute façon, si tu as peur et si vous décidez tous les trois de repartir immédiatement, tu peux le faire, le sas laissera passer l’Erika. Je demanderais seulement à rester avec vous puisque maintenant c’est à vous que j’appartiens.

—      Nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour faire marche arrière! Coupe les générateurs, Théodore, et mets les circuits en veilleuse, nous sommes en escale... On y va?

En compagnie de Shô, toute l’équipe prit pied sur le sol lisse du hangar et, guidés par la jolie Serve, les trois camarades contournèrent les nefs heewigiennes et se dirigèrent vers une porte ménagée dans la paroi du fond. Ils longèrent un couloir aux murs blancs, pénétrèrent dans une assez grande pièce rectangulaire dont les murs et les plafonds offraient la même teinte claire et aseptique. L’ameublement du local était sobre et fonctionnel évoquant l’image d’un lieu réservé à un quelconque conseil d’administration avec sa table centrale au plateau de cristal vert et les fauteuils rangés autour.

—      Il nous faudra attendre un tout petit peu afin que tout soit prêt, fit Shô. Asseyons-nous.

Légèrement étonnés de ce délai inattendu, les trois camarades obéirent et s’installèrent les uns à côté des autres pendant que la jeune femme prenait place en face d’eux, souriante. Une minute s’écoula dans le silence et Ava allait manifester son inquiétude à cette incompréhensible pause lorsque brusquement elle eut l’impression que la lumière qui baignait la pièce s'atténuait, devenait de plus en plus faible, s’éteignait. Elle sentit la peur l'envahir, voulut réagir, mais un étrange engourdissement la gagnait, paralysait ses membres; ses muscles avaient cessé de lui obéir et son esprit se vidait, elle sombrait dans le néant. A peine eut-elle encore conscience que, de chaque côté d’elle Jorge et Wolan oscillaient, s’effondraient en avant, déjà la nuit totale s’était faite. Sa pensée, sa vie elle-même s’étaient abolies.

Sans bouger, la Serve regarda les deux hommes et la femme s’abandonner comme des poupées vides. Elle continua à les observer jusqu’à ce qu’ils devinssent complètement immobiles, inertes, se leva, contourna la table et, avec des gestes précis, attentifs, bascula en arrière les dossiers des fauteuils, tira les corps par les épaules pour les allonger. Après quoi elle se dirigea vers le mur, fit glisser un panneau en démasquant ainsi une assez grande cavité rectangulaire, en dégagea un faisceau de câbles souples et brillants terminés par des disques adhésifs qu’elle fixa avec adresse sur le front et la nuque des sujets inanimés. Au fond de la cavité, une rangée de voyants multicolores se mit à palpiter, des cylindres de cristal s’irradièrent et un faible bourdonnement s’éleva, passant rapidement du grave à l’aigu pour n’être plus bientôt qu’une inaudible vibration. Alors le globe lumineux commença vraiment à pâlir pour ne plus laisser subsister qu’une très faible lueur violette et, sans un regard derrière elle, Shô quitta la pièce, refermant soigneusement la porte dont la serrure cliqueta avec le rythme indifférent d’une mécanique bien huilée...

***

Le réveil des trois compagnons fut tout aussi rapide et simultané que l’avait été la perte de conscience. Ils se retrouvèrent assis aux mêmes places dans la même pièce claire baignée de lumière et, en face d’eux, Shô paraissait n’avoir jamais quitté son fauteuil. A nouveau en pleine possession de leurs moyens, ils réalisaient cependant que quelque chose d’anormal avait dû se passer, ils se souvenaient d’avoir été emportés par une grande vague noire mais aucune notion de durée ne se rattachait à cet étrange phénomène — il leur semblait que la défaillance n’avait duré que quelques secondes alors qu’ils devaient apprendre bientôt qu’ils avaient été « absents » pendant près de quatre heures. De même qu’elle avait été un peu plus longue à céder à l’hypnose, Ava fut la première à réagir complètement.

—      Que s’est-il passé? fit-elle. J’ai l’impression d’avoir failli tourner de l’œil!

—      Même chose pour moi, enchaîna Wolan. Tout est devenu noir d’un seul coup. Une syncope due à l’inanition peut-être. Je me sens l’estomac affreusement creux.

—      Je crois qu’il s’agit de tout autre chose, émit Jorge en fixant attentivement Shô, sinon nous n’aurions pas été victimes de cette sorte de syncope tous les trois au même moment. Que nous a-t-on fait, jeune fille?

—      Vous ne remarquez rien de particulier?

—      Ma foi...

—      Alors l’imprégnation est bien complète puisqu’aucun de vous ne s’est encore aperçu que nous sommes en train de parler dans ma langue. Ça m’avait fait exactement la même chose lorsqu’on m’a imprimé la vôtre dans le cerveau, elle me semblait tellement... naturelle que j’avais l’impression de n’en avoir jamais parlé d’autre. Regardez.

Shô se leva et alla rouvrir le placard aux électrodes, tirant l’un des câbles dont elle fit mine d’appliquer une des ventouses terminales à la base de son crâne.

—      Par les célestes déesses, murmura Wolan, c’est pourtant vrai que je parle maintenant heewigien! Sans pour autant avoir oublié mes autres dialectes, à ce que je constate. Transfert encéphalique direct! Je vois que la technique locale n’a rien à envier à la nôtre sur ce plan... Combien de temps a duré l’opération?

—      Un peu plus de trois de nos heures. Cela avait été beaucoup plus long pour moi lorsque j’ai appris votre lingua media par la même méthode, mais il avait fallu d’abord analyser votre langage à partir d’émissions radiotélévisées recueillies en orbite autour de T IV et la synthèse obtenue était moins parfaite; ce n’est pas facile de découvrir toutes les équivalences dialectales. J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour boucher les trous.

—      Vous y avez parfaitement réussi, reconnut Ava. Je suppose que vous étiez la seule Heewigienne à vous être soumise à cette imprégnation?

—      Il était inutile que d’autres se donnent cette peine pour le moment puisque si j’échouais dans ma mission, il n’y aurait pas eu de prise de contact entre votre Fédération et nous et la connaissance de la lingua media ne servait à rien. Mais puisque vous avez bien voulu venir, il était préférable de vous mettre à même de nous comprendre sans intermédiaire. J’aurais pu jouer le rôle d’interprète mais les traductions ne sont jamais fidèles, vous le savez.

—      En connaissant le langage, approuva Wolan, nous découvrons aussi des formes de pensées et d’attitudes mentales — nous serons sur un plan d’égalité. C’était une excellente idée. Nous allons enfin rencontrer vos compatriotes?

—      Tout de suite. D’après le temps légal dans Eeyo — c’est le nom de cet astéroïde : l’Espoir —        nous sommes au milieu de la période diurne. C’est l’heure du déjeuner. Pour vous celle du dîner est déjà largement dépassée mais j’espère que vous n’aurez pas trop de mal à vous adapter au nouveau rythme !

—      Peu importe le nom du repas, fit énergiquement Wolan pourvu qu’il ait lieu. Je savais bien que j’avais raison d’être affamé.

—      Vous allez le prendre en compagnie de notre reine en personne, la Noble Dame Rann’dji. Elle vous attend.

—      Elle est venue elle-même au rendez-vous?

—      Certainement. Suivez-moi.

Ils repassèrent dans le couloir pour atteindre un peu plus loin une autre porte qui s’effaça devant eux et donnait dans ce qu’ils reconnurent être un ascenseur. La descente dura une bonne minute. Ils quittèrent la cage pour déboucher dans un hall brillamment éclairé. Plusieurs passages s’ouvraient à partir de là, Shô emprunta l’un d’eux qu’ils longèrent pendant quelque temps, franchissant plusieurs carrefours et changeant plus d’une fois de direction.

—      Un vrai labyrinthe! constata Jorge.

—      On s’y habitue très vite. Tu vois, il y a partout des panneaux colorés, on ne peut pas se tromper. C’est le bleu qui nous guide.

Ils parvinrent enfin au pied d’un escalier d’une dizaine de marches, le gravirent et réalisèrent aussitôt qu’ils venaient de pénétrer dans le vestibule d’un appartement. Par les encadrements ouverts autour d’eux, ils apercevaient diverses pièces : office, salle de bains, chambres, le tout meublé avec un visible souci de confort.

—      C’est le domicile qui vous est réservé et où je résiderai aussi puisque je vous appartiens. Voici la salle de séjour.

Elle était grande et luxueuse, elle plut immédiatement à Ava par tout ce que son exotique décoration avait d’essentiellement féminin. D’emblée elle s’y sentait chez elle. Dans la paroi frontale, se découpait une grande baie par laquelle pénétrait une vive et chaude lumière semblable à celle d’une journée ensoleillée, toutefois l’origine de cette clarté était masquée par des rideaux diaphanes qui retombaient sur toute la largeur.

—      Quelle remarquable illusion! s’exclama la jeune Centaurienne. On se croirait presque revenus à la surface d’une planète terrestre avec le ciel et le soleil juste de l’autre côté du mur.

—      N’est-ce pas? modula la Serve avec un énigmatique sourire. Mais c’est beaucoup mieux quand on le voit de la terrasse.

Ce disant, elle ouvrait une porte juste à côté de la baie et, d’un seul coup, se nimbait tout entière d’une éclatante lumière dorée. Elle franchit le seuil, ils la suivirent, s’arrêtèrent, muets d’étonnement.

Ils se dressaient maintenant sur une plateforme de bois entourée d’une balustrade ajourée et partiellement recouverte par l’avancée d’un toit à double pente supporté par des poutres. L’ensemble évoquait d’une façon frappante l’architecture d’un chalet de montagne et la montagne était bien là. La maison était construite sur ses flancs tapissés à perte de vue d’arbres au feuillage d’un vert profond et de prairies d’émeraudes émaillées de fleurs multicolores. Un autre chalet de plus grande taille apparaissait à quelque distance sur la gauche, à demi enfoui sous les voûtes de feuillage et dominant lui aussi le paysage, le grand lac de saphir qui s’étendait à leurs pieds et se prolongeait très loin devant eux jusqu’au rivage opposé estompé dans une brume claire et surmonté par une seconde chaîne de montagnes couronnées par des sommets neigeux. Au-dessus de tout ce magnifique panorama le ciel d’un azur éclatant où couraient quelques légers nuages poussés par la brise tiède chargée de parfums agrestes, bruissant doucement dans les branches et venait caresser leurs visages, emplir leurs poumons. Des cris et des rires montaient jusqu’à eux, ils se penchèrent pour voir à cent mètres en contrebas la plage de sable clair animée par des nombreuses petites silhouettes dorées en qui il était facile, malgré l’éloignement de reconnaître en très grande majorité des femmes entièrement nues ainsi que les quelques hommes qui se mêlaient à elles, et tous et toutes s’ébattaient joyeusement, jouant sur le sable ou plongeant dans l’eau transparente.

—      Vous voyez que la vie des Serves ne paraît pas tellement pénible, commenta doucement Shô. Mais cette récréation signifie que l’heure du repas est déjà passée, nous sommes en retard. Rann’dji habite dans le grand chalet que vous distinguez près de nous, à deux cents mètres, nous le rejoindrons par cette petite allée qui va de notre terrasse à la sienne.

Elle dut insister pour que les trois camarades s’arrachent à leur contemplation, Jorge en particulier ne parvenait pas à dénouer ses poings crispés sur la balustrade. Enfin il se retourna vers la jeune Heewigienne, la saisit par les épaules.

—      Tu m’affirmes que nous n’avons été inconscients que pendant trois ou quatre heures? Ça n’a pas été plutôt pendant plusieurs jours? Le temps de nous transporter ailleurs?

—      Je te jure que non. Nous sommes toujours dans Eeyo.

—      Dans le ventre d’un astéroïde qui doit avoir tout au plus quatre kilomètres de rayon mais qui renferme un lac de trente kilomètres de long sur quinze de large et qui est entouré de montagnes de plus de trois mille mètres d’altitude?...